« Surveillez le fleuve », expression lancée par Herman Amisi, un humoriste influenceur congolais de Kinshasa au lendemain de la qualification de l’équipe nationale, Les léopards du Congo-Kinshasa à la Coupe d’Afrique des Nations 2023 en Côte d’Ivoire. Le Congo-Brazzaville ayant été disqualifié était « sommé » de surveiller le fleuve Congo.
Prononcée avec humour, l’expression « surveillez le fleuve » va au-delà du rire, invite les Congolais.e.s de Brazzaville à prendre du recul, mieux, se remettre en cause quant à la gestion chaotique de leur équipe nationale de football. En tout cas, mieux vaut en « rire pour ne pas pleurer« . L’humour utilisé dans ce contexte, en tout état de cause, sert de prétexte pour évoquer les bienfaits du fleuve dans sa splendeur, son impact dans les deux Congo où les populations revendiquent souvent « pays les plus rapprochés au monde seul le fleuve les sépare« . Dans les lignes qui suivent nous allons tenter de montrer les fonctions du fleuve ; d’interroger les aspects socio-économico-politiques pour élucider comment le fleuve Congo est un « fleuve inutile » en dépit de la diversité de son écosystème, de sa participation à la croissance économique, à la sécurité alimentaire et au bien-être humain. Enfin essayer d’étayer les forces centripètes intégratives / désintégratrices aux Congo.
Les fonctions du fleuve
Selon le Fonds mondial pour la nature (WWF), on estime que 2 milliards de personnes dépendent directement des cours d’eau pour leur eau potable et que 500 millions de personnes (environ une personne sur 14 sur Terre) vivent dans des deltas alimentés par les sédiments des cours d’eau. Le fleuve Congo constitue à cet égard, un des éléments essentiels du réseau de transport fluvial des deux Congo et forme avec l’Oubangui l’axe trans-équatorial du réseau fluvial international. Le Congo-Kinshasa est drainé par plus ou moins 16.238 km des voies navigables, compte près de 40 ports fluviaux gérés par l’Onatra (Office national des transports) et les privés. Le réseau fluvial navigable du côté de Brazzaville est de 7.276 km dont 5.200 km pour le réseau international et 2.076 km pour le réseau intérieur.
Le réseau fluvial intérieur comprend les voies navigables suivantes: la Léfini, la Likouala Mossaka, la Likouala aux herbes, l’Alima, le Kouyou, l’Ibenga et la Motaba. Malgré cet important réseau de voies navigables, le transport fluvial reste un talon d’Achile aux axes de transports divers. Le Congo-Brazzaville n’a jamais diversifié et modernisé ses bateaux comme moyen de transport. La déconfiture du réseau fluvial et la connaissance des fonctions du fleuve de part et d’autre tient plus à la gestion des pouvoirs publics qu’à la demande des populations.
Selon les Agences de l’eau, un fleuve remplit « quatre fonctions » parmi lesquelles la « fonction physique » correspond à la capacité d’un fleuve ou d’une rivière à stocker l’eau quand son niveau augmente et à atténuer l’onde de crue lorsqu’il déborde. La « fonction hydraulique » joue un rôle d’épuration naturelle. Grâce à l’action et la vitesse de l’eau, de nombreux processus sont effectués naturellement : les sédiments sont par exemple transportés par l’eau via les radiers, parties d’un cours d’eau peu profondes sur lesquelles l’eau s’écoule rapidement. Parallèlement, les milieux humides (zones tampons) ont un rôle épurateur et régulateur sur la ressource. La « fonction écologique » bien particulière, ne peut être assurée que si la biodiversité que le fleuve abrite permet le retour d’espèces emblématiques, comme les poissons migrateurs ou même les loutres. La « fonction paysagère », concerne la propreté des berges, source de bien-être et un réel potentiel économique pour les riverains comme pour les touristes. On le voit, un fleuve bien entretenu offre de multiples bénéfices. Pourquoi alors parler d’un fleuve inutile?
Le Congo, un fleuve inutile ?
Un fleuve est inutile lorsque les eaux qu’il charrie ne servent que d’ornement, ne contribue nullement à la fonction communicative pour le cas aux Congo.
Fleuve le plus puissant au monde après l’Amazonie grâce à son débit, le fleuve Congo doit son nom aux deux pays dont les capitales dites politiques le côtoient: la RDC ou le Congo-Kinshasa et la République du Congo ou le Congo-Brazzaville. Le réseau fluvial aux Congo connaît de sérieux problèmes qui ne favorisent pas une bonne exploitation commerciale due à l’absence de routes, à la dégradation avancée des moyens de transport, au manque de chantier naval, à la dégradation de secteur agricole, à l’absence des bateaux appropriés aux passagers, à l’absence d’une politique de financement pour les voyages fluviaux.
Une problématique s’impose alors, celle de l’inutilité, de l’inconsidération du fleuve Congo comme artère majeure de pénétration du continent due au manque d’infrastructures de transport viables. La non-fluidité du trafic fluvial est due à la faiblesse du nombre d’embarcations, le manque de politique de transport intégrée dans la politique économique, L’insuffisance sinon l’absence d’infrastructures portuaires adéquates ainsi que de matériel de manutention.
Le port se charge de montrer que le fleuve Congo est inutile aux deux pays en dépit de la proximité des capitales Kinshasa et Brazzaville et celle des populations. Tant le diagnostic social, économique, politique; tant le projet pont-route-rail; tant l’apport du fleuve dans les économies et l’écotourisme des deux Congo.
Diagnostic social, économique.
Les deux pays, mieux les deux capitales les plus rapprochées au monde géographiquement avec 4 kilomètres seulement les séparant, ne sont jamais proches comme on l’entend. Aucun projet ambitieux ne les a concernés à terme : de l’époque coloniale à nos jours, rien de concret n’a permis de satisfaire les populations des deux pays si ce n’est la musique et autres sons des tam-tams. Il n’existe aucune infrastructure de transport viable reliant les deux villes. En outre, pour passer d’une rive à l’autre, (Brazzaville est située sur la rive droite et Kinshasa sur la rive gauche du fleuve Congo) les marchandises et les personnes des deux villes empruntent des bateaux de fortune et la plus grande partie du commerce reste dans le secteur informel, celui qui échappe à l’Etat. Le Congo-Brazzaville, dépense près de 30 milliards de Francs CFA (environ 42.500.000 US dollars) chaque année pour l’achat de divers produits au Congo-Kinshasa. Il importe plus qu’il n’exporte de Kinshasa, surtout des produits de première nécessité comme » le savon, l’huile de palme, la margarine, les pâtes dentifrices, le sucre, le café, le ciment, les médicaments (notamment au marché noir). Le Congo-Brazzaville ne vend presque rien au Congo-Kinshasa, en dehors du bois qui lui rapporte annuellement à peine 10 milliards de Francs CFA. La balance commerciale est donc déficitaire de façon chronique.
Les forces centripètes intégratives
Les deux Congo comptent parmi les pays les plus potentiellement riches au monde en ressources naturelles diverses, occupant une position géopolitique stratégique en Afrique, et ayant une population jeune et vigoureuse. Ils n’ont pas su profiter de leur extraordinaire potentiel car, près d’un demi-siècle après leur accession à l’indépendance, ils se trainent dans un marasme économique sans précédent. Mauvaise gestion économique, graves déficiences de moyens de communication et détournement de la richesse nationale par une minorité politique. Pourtant, les deux Congo disposent des conditions écologiques très favorables leur permettant de devenir des greniers de l’Afrique : une pluviométrie partout supérieure à 1000 mm/an, une grande diversité de climats et quelque 100 millions d’hectares de terres arables. – Le Congo-Brazzaville a cédé au Rwanda 170.000 hectares de terres exploitables dans trois de ses départements -. Le réseau hydrographique assurant des ressources halieutiques importantes, une énorme superficie de forêts, des régions de savanes et de montagnes propices à l’élevage. Plusieurs causes sont à l’origine de l’effondrement : les causes immédiates pourraient bien se résumer en une triple interaction (politique, sociale et économique). Le point de départ le plus évident pour analyser l’effondrement des deux Congo, comme dans bien d’autres pays africains en situation de crise se trouve l’examen du mode relationnel entre ressources intérieures, élites politiques et marché international.
Aujourd’hui, avec la globalisation du monde et ses tentacules, plusieurs domaines de développement socioéconomiques devaient être un prétexte pour réunir les deux capitales et mettre en chantier des projets ambitieux. Mais dira-t-on les deux pays n’appartiennent pas à une même zone économique et monétaire. Le Congo-Brazzaville est membre de la CEEAC (Commission économique des Etats de l’Afrique centrale), le Congo-Kinshasa est membre de la CEPGL (Communauté économique des pays des Grands lacs). Les deux organisations sous-régionales ne peuvent être un handicap pour développer des projets communs ou copier des modèles socio-économiques qui réussissent de part et d’autre.
Imaginons un seul instant que Brazzaville est Paris et Kinshasa est Bruxelles ou Berlin : quel fer de lance ces deux capitales devaient constituer pour la sous-région en prenant l’exemple de Paris et de Berlin sur leur rôle dans la construction et la consolidation de l’union européenne ? Un partenariat privilégié constituerait sans doute une troisième voie entre la CEEAC et la CEPGL et renforcerait davantage les deux villes voisines. Dans le cas du Congo-Brazzaville et du Congo-Kinshasa, certains projets sont encore en phase initiale. C’est le cas du projet » Pont-route-rail « , encore faudrait-il qu’il se réalise car il est confronté aux égoïsmes et aux protectionnismes des deux pays.
Le projet du pont route/rail permettra de relier les deux villes Brazzaville et Kinshasa
À l’heure actuelle, la liaison entre les deux capitales est assurée par ferry et par péniche. La loi autorisant la ratification de l’accord entre Brazzaville et Kinshasa relatif au financement, à la construction et à l’exploitation de ce pont route-rail a été adoptée par le Congo-Brazzaville en janvier 2021. En effet, le pont Brazzaville-Kinshasa est un projet de construction du pont- route-rail sur le fleuve Congo, reliant les deux capitales.
Conçu en 1991, il a été envisagé que l’ouvrage soit réalisé dans le cadre d’un Partenariat public/privé » de type concessif » pour une durée d’environ 35 ans. Son montant serait estimé à 2,5 Milliards d’euros. Cette infrastructure fait partie des projets prioritaires du Nouveau partenariat africain pour le développement (NEPAD), ainsi que de l’Agenda 2063 de l’Union africaine . Jusqu’à récemment, l’horizon s’est finalement dégagé du côté du Congo-Kinshasa au sujet de la finalisation du projet du Pont route-rail devant relier les capitales Brazzaville et Kinshasa. Les premières estimations du début probable des travaux fixent le démarrage en 2023. Il se trouve que le « 14 avril dernier, les sénateurs ont enfin adopté le projet de loi autorisant le gouvernement de Kinshasa à ratifier l’accord de financement relatif au financement, à la construction et à l’exploitation de ce pont enjambant le fleuve Congo ».
Le transport fluvial, un maillon en devenir de la chaine de transport multimodal
La plupart des villages se sont développés autour du fleuve, qui permettent le transport des biens et des personnes, soutiennent la pêche et l’agriculture et offrent des avantages sur le plan des loisirs, du tourisme, de la santé mentale et de la culture : par exemple, on trouve ainsi plusieurs biefs navigables entre les rapides ou chutes qui émaillent son parcours. Le fleuve Congo a lui-même une valeur historique intrinsèque importante : les représentations mentales des États se fondent encore sur les épisodes de cette approche naturaliste, que l’on évoque chaque fois, quand l’occasion se présente, les explorateurs Stanley au service du roi des Belges Léopold II, et Brazza pour la France. La réhabilitation des infrastructures du transport fluvial et des services connexes (chantiers navals, ports) permettra l’acheminement rapide des marchandises et sa sécurité.
L’apport du fleuve dans les économies et l’éco-tourisme des deux Congo
Le fleuve stimule la croissance économique, en exemple l’économie bleue qui englobe notamment l’industrie maritime et les sciences de la mer. Ce secteur présente un potentiel de croissance et d’innovation. Bien qu’inexistant ou encore embryonnaire aux Congo peuvent mettre en avant l’expertise de leurs chercheurs et des entrepreneurs impliqués dans le développement de projets à fort potentiel de croissance dans les secteurs qui composent l’économie bleue, tels que le génie maritime, l’intelligence des données, la protection des écosystèmes marins ou encore les biotechnologies marines. Si le secteur est encore inculte, ils peuvent associer des chercheurs assez avancés en la matière pour les aider à mettre sur pied des centres de recherche sur les biotechnologies marines. En fédérant leurs efforts, les deux Congo anticiperont et appuieront sur l’accélérateur de start-ups. Ainsi pourront naitre les différentes entreprises du domaine maritime, des chantiers navals aux usines de transformation des produits marins et des milliers d’emplois créés.
Les Congo disposent d’une nature unique au monde grâce à son insularité. 90% de leur faune et 85% de leur flore sont endémiques. Dans ces deux pays, où les routes sont à l’abandon et les voies de chemin de fer reprises par la forêt, le fleuve reste le principal moyen de communication. C’est ce qui pousse à considérer les Congo comme le « ventre mou » de l’Afrique centrale.
Les forces centripètes desintégratrices: le ventre mou de l’Afrique centrale
» Employée dès le XVème siècle, la formule » ventre mou » est une métaphore utilisée pour désigner le point faible de quelqu’un ou de quelque chose. À cette époque, le terme « ventre » était employé familièrement pour définir le courage. En d’autres termes, plus le ventre était dur, plus son propriétaire était courageux, et inversement. « . Par glissement de langage, le ventre désigne le côté le plus vulnérable d’une personne ou d’une chose, d’une entité comme un Etat ou une coalition. Ainsi lorsque Winston Churchill déclarait à Staline, en août 1942, que l’Afrique du Nord était le » soft underbelly of the Axis » » ventre mou de l’Axe « , il défendait le projet d’un débarquement sur ses côtes (l’opération Torch).
En raison des égoïsmes de certains Etats membres de l’Afrique centrale, la sous-région apparaît comme la moins évoluée en la matière sur le continent. L’Afrique centrale est le ventre mou de l’Afrique. Au niveau de » l’Union africaine, si on regarde les indicateurs d’intégration régionale, l’Afrique centrale est quand même loin derrière la plupart des autres régions« . Un constat difficile pour la RDCongo où la guerre et les groupes armés pullulent. Malgré – ou à cause du pétrole, une malédiction pour certains – l’Afrique centrale reste à la traîne des progrès réalisés ailleurs en Afrique – même sur le plan de son intégration régionale, marquée par des avancées peu concrètes et un faible niveau de commerce intra-régional.
En somme, « cette région continue d’alimenter, de façon dommageable, un storytelling négatif autour du continent dans son ensemble« . C’est la raison pour laquelle dans son ouvrage récent sur le Soft power de l’Afrique (2021), Oluwaseun Tella explique pourquoi il ne se concentre essentiellement que sur quatre pays, à savoir le Nigeria, l’Afrique du Sud, le Kenya et l’Egypte. Il note, en passant, qu’il a choisi de ne pas parler à dessein, du Congo-Kinshasa. Car, selon lui, ce dernier ne projette pas de soft power, n’exerce aucune influence significative sur l’Afrique et ne figure pas dans l’ Index Mondial du soft Power.
Pourtant, le Pr Ndolamb Ngokwey (actuel ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la RDCongo au Royaume-Uni, Norvege, Finlande et République d’Irlande dans Le soft power de la République Démographique du Congo (2023:17-53) décrit et analyse les ressources et leviers du soft power dans son apogée pendant la période de la politique de l’authenticité et a contribué à l’atteinte des objectifs politiques sur le plan sous-régional et mondial. Aussi, dit-il, il existe pour le moment des ressources culturelles, intellectuelles, technologiques, touristiques, qui constituent autant d’atouts pour le soft power de la RDCongo, pour un nouveau narratif mobilisateur, à condition d’éliminer progressivement certains goulots d’étranglement structurels.
Jean Claude Boukou
Sociologie des pratiques rémunératrices