Un voyage géopolitique à travers le vaste monde pour atterrir en RDC. C’est l’exercice auquel l’ambassadeur Michael Sakombi convie les lecteurs de Forum des As. Preuve que l’on peut s’émanciper de la petite politique politicienne basée sur les noms des personnes et interroger la marche du monde à l’aune des enjeux planétaires. Conflit russo-ukrainien sur fond de médiation africaine, l’ordre mondial post-Yalta qui se dessine, le devenir de l’Union africaine et la sempiternelle agression rwandaise avec son énième variant qui montre les limites de la tentative de l’aggiornamento diplomatique par l’économique hors rapport de force. Interview.
1. Que vous inspire la récente médiation africaine dans le conflit russo-ukrainien ?
La raison principale de cette initiative de paix est de mitiger les contrecoups de ce conflit qui cause une aggravation de l’insécurité alimentaire sur le Continent suite à la hausse sans précédent des prix mondiaux du blé, du tournesol et des engrais, produits de base d’importation d’une majorité de pays africains dont l’Ukraine et la Russie sont les greniers mondiaux sans oublier l’instabilité énergétique causée par le pétrole brut russe. Pas encore remise des répercussions socio-économiques du COVID-19, l’Afrique a donc un intérêt crucial à une accalmie du conflit dont dépend la libre circulation et la levée des barrières sur les céréales précitées dans la mer Noire. Il ne fait aucun doute que les dirigeants africains ont sollicité une garantie de la part du Président Poutine sur l’extension de l’accord céréalier d’une grande importance pour nos populations.
Cependant, plusieurs critiques souvent africaines ont relevé que les pays africains ne pouvaient se présenter valablement en » faiseurs de paix » en dehors de leur continent alors que le sang coule à Khartoum, la situation humanitaire demeure catastrophique à l’Est de la RDC ou encore dans le Tigrée éthiopien comme dans certaines régions du Sahel en proie au terrorisme. A contrario de cette argumentation, l’Afrique souvent calfeutrée à la périphérie des enjeux mondiaux structurants du fait de sa faiblesse géopolitique chronique et uniquement prisée pour sa cinquantaine de voix (un pays, une voix) au sein des différentes structures du système des Nations-Unies durant les périodes de crises systémiques globales telles la guerre froide ou le conflit ukrainien actuel, a intérêt à faire entendre sa voix de manière plus affirmée dans les questions globales. En effet, elle doit sortir d’une sempiternelle posture de sujet subissant vers celle d’acteur plein du jeu international.
Tout acteur géopolitique agit d’abord au départ d’une volonté, moteur de toute action d’appréhension et d’influence sur son environnement. Cette initiative va dans le bon sens quoique plusieurs paramètres endogènes de restructuration de la gouvernance continentale doivent être revus pour mieux « peser sur le monde » et sortir d’une « myopie géopolitique » par la mise en place d’une politique extérieure et de sécurité africaine commune.
En outre, l’Afrique n’est pas la seule ni la première à avoir proposé une sortie de crise à ce conflit. On se rappellera l’initiative chinoise en 12 points, la récente proposition indonésienne par son ministre de la Défense au sommet de sécurité de Singapour, la tentative brésilienne d’un G20 de la paix non-aligné ou le grand coup de l’accord céréalier réussi par le Président turc Erdogan. Il n’y a donc aucun complexe à avoir sur cette question et l’initiative diplomatique mondiale ne devrait plus être l’apanage d’un club de pays. Pour preuve, la récente réconciliation entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ne s’est-elle pas faite à Beijing sous les auspices chinois ? Qui l’eût cru ?
2. L’Afrique du Sud a semblé avoir été le leader de cette délégation avec les présidents du Sénégal, Macky Sall, de Zambie, Hakainde Hichilema, et des Comores, Azali Assoumani. Ce dernier est actuellement le président en exercice de l’Union africaine (UA) ainsi que le Premier ministre égyptien et des représentants du Congo et d’Ouganda. Comment l’explique-t-on ?
Pays-cadre de cette initiative, l’Afrique du Sud fait partie d’une nouvelle typologie de pays définie comme des puissances moyennes, puissances désinhibées ou encore Etats-pivots, Swing States, appellation de notre préférence. Dans ce groupe, on peut citer outre l’Afrique du Sud, la Turquie, le Brésil, l’Inde, l’Arabie Saoudite, l’Iran ou encore l’Indonésie.
Ces pays qui pèsent dans le jeu géopolitique mondial par le poids croissant de leurs économies et ressources diverses profitent du vacuum stratégique issu de la relativisation continue de la puissance occidentale et sa perte de monopole d’influence ainsi que de la défiance croissante envers l’ordre mondial actuel post-Yalta accéléré par les crises Covid-19, l’accentuation de la lutte sino-américaine et la guerre en Ukraine. Ils s’affirment de plus en plus en grappillant des marges de manœuvre stratégiques pour asseoir leurs ambitions, privilégiant leurs intérêts nationaux et nouant des alliances sans subir des injonctions. Qualifiées d’opportunistes par plusieurs observateurs occidentaux, ces stratégies ne reprennent plus l’ancienne grille de lecture issue de Bandung sur le « non-alignement » – la neutralité étant inexistante géopolitiquement- et migrent vers le concept de « multi-alignement » avec une nature transactionnelle au cas par cas.
Plus d’exclusivité stratégique ou de manichéisme géopolitique. On se « multi-aligne » avec Washington, Pékin ou Londres en traitant avec Moscou. Ainsi pour exemples, l’Afrique du Sud dont les Etats-Unis sont le premier partenaire commercial fait des exercices navals avec la marine russe, la Turquie membre de l’OTAN ferme les yeux sur l’application des sanctions occidentales sur la Russie, l’Inde partenaire de l’alliance occidentale QUAD achète à un tarif préférentiel le pétrole russe pour le revendre en Europe et a pour principal fournisseur d’armement la Russie ou encore Riyad pourtant en alliance stratégique avec les Etats-Unis qui rejette une demande de baisse de sa production lui demandée par Washington et adopte une position commune avec Moscou sur ce dossier…
De plus en plus d’observateurs parlent de la perte du monopole de puissance occidental. Est-une vérité ou une vue de l’esprit ?
C’est une lame de fond qui repose sur des données objectives. Appesantissons-nous sur deux principaux facteurs de puissance que sont l’économie et la démographie. Le 13 avril dernier à Shanghai lors de son discours d’investiture, Dilma Roussef ancienne présidente du Brésil et présidente de la Nouvelle Banque de Développement appelée Banque des Brics a affirmé ceci : « En termes de parité de pouvoir d’achat, on estime que les économies des Brics sont collectivement plus grandes que l’économie globale des pays du G7« . En effet, selon plusieurs analystes financiers, la part actuelle du groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) dans le PIB mondial en parité de pouvoir d’achat équivalait à 31,5?%, contre 30,7?% pour les grands du G7 (États-Unis, Allemagne, Canada, France, Italie, Japon, Royaume-Uni). Sur le plan démographique, seuls 15 % des 8 milliards d’humains vivent dans ce qu’on appelle l’Occident. Selon les dernières estimations de la division Population des Nations Unies, le poids du monde non-occidental atteindra près de 90 % de la population mondiale d’ici 2050.
Il ne fait aucun doute que ces tendances iront crescendo plaçant l’enjeu central du monde sur la compatibilité stratégique entre leaders des deux blocs que sont les Etats-Unis et la Chine qui partagent le paradoxe d’être principal partenaire économique et premier rival stratégique. Espérons qu’ils ne tomberont pas dans le dangereux piège de Thucydide..
Plusieurs reproches de ce qu’on appelle le « Sud Global » sont faites au système international dans sa configuration actuelle jugée dépassée. Qu’en est-il d’après vous?
Concernant les griefs au système mondial actuel, le sommet de Paris sur un nouveau pacte financier tenu il y a une dizaine de jours est un condensé pur jus des contradictions mondiales croissantes entre ce qu’on appelle abusivement le « Sud Global« , ensemble épars et hétérogène de pays aux niveaux très différents. Épanchons-nous sur quelques-uns d’entre eux.
L’injustice climatique qui fait des pays africains – les moins pollueurs mais les plus vulnérables au réchauffement climatique – les perdants ne bénéficiant d’aucune retombée palpable de la kyrielle de COP a fait dire au Président Lula sous les acclamations que « la question du climat est devenue une blague. Qui a appliqué le protocole de Kyoto? Qui a appliqué les décisions de la COP 15 de Copenhague? Qui a appliqué les décisions de la Cop de Paris?« .
Sur un autre registre, l’obsolescence du système actuel et son occidentalo-centrisme ont été à nouveau questionnées avec courage par le Secrétaire Général de l’ONU Antonio Guterres: « Il nous faut un nouveau Bretton Woods. L’architecture du système financier international a été bâtie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Trois quarts des États n’existaient pas encore. Quatre-vingts ans plus tard, le système est dépassé, dysfonctionnel et profondément injuste. Le système perpétue les inégalités « . A sa suite, le Président Kenyan Ruto y a affirmé que « l’architecture financière actuelle est injuste, punitive et inéquitable. Les pays du Sud paient jusqu’à huit fois plus d’intérêts que les pays développés parce qu’ils sont considérés comme risqués«
Sur un autre point, la déclaration sino-russe du 4 février 2022 magnifiant une « amitié sans limite » entre Pékin et Moscou semble être un réceptacle de ressentiments sudistes. L’éditorialiste au journal « Le Monde » Alain Franchon en fait une exégèse pertinente décelant un constat largement partagé d’infidélité et de respect relatif des règles communes par l’Occident : « les valeurs de l’Occident se sont toujours arrêtées là où commençaient ses intérêts« . Y sont citées les violations flagrantes des principes et résolutions onusiennes en ex-Yougoslavie, Irak, Afghanistan ou encore en Libye. Doit-on y ajouter un « humanisme à géométrie variable » communément appelé le « deux poids, deux mesures » sur des crises humanitaires aigues comme celle de l’Est de la RDC, le conflit éthiopien ou celui au Yémen et en Birmanie qui ne bénéficient que rarement de la « grande attention mondiale » comme le soutien à l’Ukraine Ce qui fît dire non sans raison au ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, que: « L’Europe doit sortir de la mentalité selon laquelle les problèmes de l’Europe sont les problèmes du monde, mais les problèmes du monde ne sont pas les problèmes de l’Europe« .
D’un point de vue afrocentriste, certains points de fracture ont été plus forts que d’autres comme l’annus horibilis 2011 qui a vu l’arrestation du Président ivoirien Laurent Gbagbo à Abidjan par l’intervention des forces françaises sous couvert onusiennes et la mort brutale du Guide libyen Muhammar Kadhafi dont le pays fût illégalement bombardé par l’OTAN. Les affaires de la Cour Pénale Internationale contre la Présidence Kenyatta-Ruto ont aussi été un moment de forte tension qui ont remis en cause la crédibilité de cette institution qui ne semblerait viser que des Africains.. Les pertes de confiance dans les mécanismes de peacekeeping traditionnels des Nations Unies comme la Monusco ou la Minusma et l’enlisement de Barkhane après le succès de Serval dans le Sahel sont autant de facteurs de frustrations..
Cependant, des initiatives pour rebattre les cartes à l’instar du sommet sur la refondation de la finance mondiale tenu à Paris et le soutien européen à un siège au G20 pour l’Union Africaine vont dans la bonne direction. Le « Sud Global » tient à une équité mondiale nouvelle sur tous les plans : politique, économique, environnementale et financière. Grosso modo, un Conseil de Sécurité plus représentatif du monde actuel, des financements internationaux moins conditionnés et plus substantiels, une véritable justice environnementale concrète et surtout un ethos du « Nord Global » moins imposant avec un changement du narratif complètement contre-productif qui divise le monde en deux camps, démocraties contre autocraties ou « the West against the Rest« .
L’Union Africaine a célébré ses 60 ans le mois dernier. Quel bilan tirez-vous de cette organisation?
Il y a indubitablement des réussites et des échecs. En 60 ans, le panafricanisme institutionnel dont la quintessence fût la libération continentale du colonialisme a atteint ses objectifs avec en dernier lieu la fin du régime odieux d’Apartheid en Afrique du Sud. L’augmentation régulière de son budget de 150 millions USD en 2011 à plus de 800 millions en 2023 financé en totalité par les pays africains, la mise en œuvre de la Zone de Libre Echange Africaine et de son secrétariat, l’opérationnalisation de la Force africaine en attente, la participation de la Banque Africaine de Développement aux projets de développement, adoption d’une vision globale Agenda 2063, lancement du Marché unique du transport aérien africain (Saatm)…
Côté failles, l’incapacité à anticiper et à régler les nombreux conflits continentaux et crises politico-militaires (en Somalie, au Darfour, en Libye, en RDC, au Tigré en Ethiopie…), l’incapacité à juguler la montée des nombreux mouvements terroristes (Sahel, RDC, Mozambique..), la faiblesse des échanges intracontinentaux seulement 12%, le budget Paix et sécurité financé majoritairement par des partenaires extérieurs, les entraves à la libre circulation des biens et des personnes…
L’Union Africaine est donc confrontée à défis existentiels dont celui de muer d’une perception négative de « syndicat de dirigeants » et technocratie continentale lointaine vers celle d’une institution qui place concrètement les Africains au centre de ses préoccupations. Ceci nécessite une plus grande contribution des citoyens notamment par le biais du Parlement panafricain devant muer en une institution supranationale avec une légitimité populaire lui permettant de légiférer et de contrôler l’action continentale de manière contraignante. Il en est de même pour le Conseil économique, social et culturel, conçu pour donner une voix aux organisations de la société civile et la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples créée pour protéger les droits humains et réduire l’impunité au niveau national.
Ces avancées nécessitent un courage politique doublé d’un profond esprit panafricain qui semblent faire défaut dans la plupart des dirigeants continentaux actuels.. Vivement que la flamme africaine de la première génération des Nkrumah, Nasser, Sekou Toure, Kenyatta, Lumumba, Nyerere, Mohammed V, Kaunda puisse se raviver pour une UA véritablement démocratique, panafricaniste, et centrée sur le peuple.
Clôturons par la RDC qui est en proie à une nouvelle agression du Rwanda dans l’Est du pays et fait face à une multiplicité de groupes armés qui désolent sa population avec désormais plus de 6 millions de déplacés internes. Comment analysez-vous cette situation et que faire ?
Deux rapports consécutifs du groupe d’experts de l’ONU ont pointé le soutien du Rwanda au M23. Ceci est à condamner avec la plus grande fermeté. Nous sommes dans l’archétype du »deux poids, deux mesures » du système mondial où les évidences publiques n’apportent aucune action contraignante ni sanction face à ce drame humanitaire sans commune mesure.
Il est cependant fort regrettable que notre pays qui avait pourtant réussi, dix ans auparavant, à couper la dernière tête de cette hydre maléfique par une victoire militaro-diplomatique sans appel (Accord-cadre d’Addis-Abeba, architecture de sécurité collective régionale pilotée par la RDC, résolution offensive onusienne 2098 et Opération militaire Pomme-Orange, sanctions inédites obtenues contre le Rwanda..) soit relégué en position basse et se présente comme le »grand homme malade » africain ausculté de sommets en sommets sans impact profond sur la situation sur terrain.
Un certain irénisme coupable nous a fait basculer d’une posture stratégique de dissuasion assumée depuis cette victoire basée sur des rapports de force vers une »Oostpolitik’‘ risquée qui a sous-estimé les continuités historiques dans la région des Grands Lacs et les méthodes agressives des puissances régionales révisionnistes voulant satelliser durablement la RDC. Cette approche idéaliste privilégiant les forces économiques comme ferment de rapprochement régional au détriment d’un réalisme géopolitique a malheureusement évacué des grilles d’analyse, les rapports de force, les antagonismes et les lignes de fractures existantes entre les nations. Par exemple, le fait d’aller pieds et mains sans débat de société dans l’EAC créée en 1999 au pic de l’agression contre notre pays par trois membres fondateurs sur six fut un autisme stratégique majeur. Nous avons joué aux ‘Bisounours »alors que nous sommes dans ‘Jurassik Park » en pensant le monde comme nous voulons le voir au lieu de le voir comme il est réellement… Monusco, troupes de l’EAC (Sud-Soudanais, Kenyans, Ougandais, Burundais), mercenaires, arrivée prévue des troupes de la SADC sont un trop plein d’externalisation chronique de notre défense nationale handicapant la montée en puissance de notre armée.
Face à un tel constat, il nous faut urgemment assumer la finitude du temps et de l’espace par une disruption d’ethos et de culture stratégique avilissante vers l’extérieur pour reprendre notre destin en mains et ainsi réapprendre le langage de la puissance pour redevenir un acteur et non un jouet des superpuissances ou autres puissances.
Cela passe par la définition d’une »grande stratégie nationale » assortie d’une ambition panafricaine et internationale sortant des contraintes électorales pour se projeter à l’échelle d’une ou deux générations en essayant de construire une vision d’avenir partagée. Nous devons avoir une compréhension du monde la plus partagée possible et tenter de mettre en cohérence par cette grande stratégie nos efforts militaires, diplomatiques, économiques, technologiques, culturels dans une perspective de long terme. Nous en avons les capacités.
Pour conclure permettez-moi de citer ce postulat pertinent d’un des plus éminent géopoliticien Congolais – paix à son âme- Prof Phillipe Biyoya qui disait que »le leadership régional ou international, en termes de rang ou de rôle géopolitique ne se décrète pas, ne s’improvise pas. Ce n’est pas une faculté que l’on peut perdre et que l’on peut recouvrer naturellement. Il dépend avant tout et pour tout du bon fonctionnement des institutions politiques, de l’effectivité de l’Etat et de la République, du dynamisme et de la vitalité de la société nationale et surtout de la puissance économique et de l’attrait des arts et des cultures« .
Propos recueillis par José NAWEJ