La problématique humanitaire, une crise dans la crise

(Professeur Ngokwey Ndolamb, Ancien Représentant Spécial Adjoint du Secrétaire général des Nations Unies, Ancien Coordonnateur humanitaire)

L’intensification des affrontements au cours des semaines récentes entre les Forces armées de la RDC (FARDC) et le groupe armé, le Mouvement du 23 mars (M23) et d’autres groupes rebelles dans l’Est de la RDC a mis à nu la gravité de la crise sécuritaire et a provoqué une crise diplomatique. Des centaines de morts ont rejoint la comptabilité macabre de cette guerre ; même des enfants à l’école ont été tués.  Sur le plan diplomatique, des réunions se succèdent au niveau mondial, régional et sous-régional pour tenter de désamorcer l’escalade. 

Il y a cependant  une autre crise,  humanitaire celle-là, qui ne reçoit pas toujours l’attention politique ou médiatique qu’elle mérite. Pourtant, les faits sont là, qui nous touchent, nous émeuvent et/ou nous révoltent ; les chiffres sont là, qui nous parlent, qui crient l’ampleur de la détresse humaine.

Nous avons tous vu et revu ces images des familles en mouvement la plupart à pied, les plus chanceux à motos ou juchés sur des camions, apeurées, fuyant les combats et le bruit assourdissant des armes dont l’intention sans ambiguïté est de tuer, en quête de lieux présumés plus sûrs. Nous avons vu la photo de ce garçon de dix ans, un lourd baluchon à la tête, tenant par la main un petit garçon d’à peine quatre ans, probablement son petit frère, escaladant les pentes des collines du Kivu, portant un vieux T-shirt avec l’inscription prophétique  » Run  » ( courez, fuyez). Ces personnes qui se déplacent, en vaste majorité des femmes et des enfants, sont sans abris, sans protection et  n’ont pas accès à des services sociaux de base (eau, nourriture, santé, etc.) Bref, il y a une détresse humaine : des vies à jamais bouleversées, des blessures et traumatismes qui pour certains ne se cicatriseront jamais.

Les chiffres traduisent mal la détresse et l’absurdité d’une telle crise qui n’a que trop duré. Selon le Bureau de la Coordination des Affaires Humanitaires (OCHA), les dernières violences dans les territoires de Rutshuru et du Nyiragongo ont déplacé au moins 64.000 personnes. OCHA et ses partenaires estiment au moins 117.000 le nombre de personnes déplacées depuis mars 2022, lorsque les affrontements FARDC-M23 ont éclaté. Aujourd’hui 5.5 millions de personnes sont déplacées ? aucun autre pays africain n’avoisine autant de personnes déplacées ;  près de 70% le sont dans les provinces de l’Ituri et Nord-Kivu. Depuis la fin de l’année dernière, de nombreux sites abritant des personnes déplacées, dernier sanctuaire, pour des milliers de déplacées, ont été les théâtres d’agressions armées, tueries et autres graves violations du droit humanitaire international.

La communauté humanitaire en RDC (nationale et internationale) s’active pour répondre aux besoins les plus urgents de ces populations en détresse. Les Nations Unies, le Mouvement de la Croix, les ONG nationales et internationales dans l’objectif premier de sauver des vies s’activent pour fournir eau, médicaments, nourritures, abris, espaces pour enfants, réunifications familiales, lutte contre les violences sexuelles, entre autres. Et les populations locales, qui sont de facto en première ligne de la réponse (la majorité des personnes déplacées en RDC vivent avec des familles hôtes) font aussi de leur mieux pour accueillir les personnes déplacées.

TROIS DEFIS

Il reste cependant des personnes à atteindre et des besoins à couvrir. Cette tâche à la fois prioritaire et urgente est rendue ardue par les défis auxquels l’action humanitaire doit faire face.

Il y a d’abord le défi de l’accès humanitaire.  En effet, en raison de l’insécurité endémique, les acteurs humanitaires n’ont pas toujours accès aux personnes ayant besoin d’aide. Par exemple, les acteurs humanitaires ont dû suspendre leurs activités par moments en mai 2022 en raison de la fermeture de la route Goma-Rutshuru pour raisons d’insécurité, sans parler d’attaques dont le personnel humanitaire lui-même est directement la cible.

Il y a ensuite le défi financier. En effet, le financement de l’action humanitaire est en deçà des besoins exprimés. A ce jour, le Plan de réponse humanitaire 2022 de la RDC n’est financé qu’à 15%, soit 289 millions de dollars sur 1.8 milliards de dollars budgétisés. Un tel déficit financier rend difficile une  prise en compte adéquate des besoins en vivres, non vivres, abris, soins de santé, et éducation des personnes en détresse. D’où le besoin d’une stratégie de mobilisation des ressources et de communication pour maintenir la crise humanitaire en RDC sur les écrans radars des décideurs, des groupes de pression et des médias. Dans un contexte de crise sans fin, avec la multiplication d’autres crises à travers le monde, avec les gouvernements des pays donateurs plus exigeants sur les financements, le financement des besoins humanitaires en RDC doit être revu, re-examiné.

Et c’est le troisième défi, celui de la communication. Comment s’assurer que les 5.5 millions de déplacés en RDC ne soient pas ignorés ? Depuis plusieurs années, la RDC figure dans le peloton de tête du classement des crises humanitaires les plus négligées au monde sur la base d’une méthodologie rigoureuse tenant compte de trois critères : volonté politique, attention médiatique, aide financière (autant le pays est parmi en termes de crise humanitaire, autant il occupe les derniers rangs en termes de développement humain, selon le PNUD) Entre autres, il faudrait d’abord que l’Etat congolais reconnaisse et s’investisse pleinement dans la communication de cette crise.

LE SOMMET DE L’ICEBERG HUMANITAIRE

La crise humanitaire à l’Est a le mérite d’attirer notre attention sur la problématique humanitaire générale en RDC, tant il est vrai que les problèmes humanitaires ne se limitent pas à l’Est.  En effet, il y a d’autres problèmes humanitaires en RDC qui méritent une attention soutenue. Qu’il s’agisse des épidémies (Ebola ou rougeole par exemple) ou de malnutrition, la vigilance humanitaire s’impose. La communauté humanitaire internationale et nationale en RDC s’y attele le mieux possible à évaluer ces besoins pour y répondre le mieux possible. 158 acteurs humanitaires, dont 63% d’ONGs nationales – cela mérite d’être souligné – exécutent  323 projets  ciblant 4.100.000 de personnes avec le triple objectif humanitaire de sauver des vies,  de soulager la souffrance et maintenir la dignité des personnes vulnérables.

Pour ce faire, le  travail de terrain doit être renforcé, notamment au niveau de l’évaluation des besoins et de la coordination des intervenants.  Au niveau central, il est important que la problématique humanitaire demeure dans l’agenda des décideurs politiques, notamment par son inscription une fois par mois à l’ordre du jour du Conseil des ministres. Je suggère même la mise en place d’une « troïka humanitaire  » qui, à l’instar de la Troïka stratégique,  la problématique humanitaire comme mandat et feuille de route.

La crise est multidimensionnelle, sécuritaire, diplomatique et humanitaire. Puisse la dimension humanitaire ne pas être l’orpheline de nos préoccupations et de nos actions.

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