Les bénédictions d’un Secrétaire épiscopal

Né à Kipushi le 24 avril 1933, dans la région du Katanga, Mgr Tharcisse Tshibangu Tshishiku est le fils aîné de Monsieur Etienne Lwambwa et de Madame Célestine Musawu. En ce jour où il accomplit cinquante années d’épiscopat, je voudrais rendre grâce à Dieu pour toutes les merveilles qu’il a réalisées dans sa vie.

I. La première rencontre

A cause de ses mérites personnels et de son parcours ecclésial et social, Mgr Tshibangu est l’un de ces grands noms qui couvrent et qui accompagnent plusieurs vies, de sorte que, dans mon cas, il m’est même impossible d’indiquer le premier moment où j’ai entendu parler de lui. En effet, je suis né quand il était déjà un théologien de renommée internationale et le premier recteur noir de l’Université catholique Lovanium de Kinshasa. Mais je l’ai vu, entendu et touché, pour la première fois, au troisième colloque de l’Association œcuménique de théologiens africains (AOTA), tenu à Kinshasa, sur l’Inculturation et le dialogue œcuménique en Afrique aujourd’hui (10-16 décembre 1988). J’avais 21 ans et, après le cycle de philosophie au grand séminaire interdiocésain Christ-Roi de Kabwe, je venais de commencer, en octobre 1988, ma formation au séminaire universitaire Jean-Paul II et à la faculté de théologie catholique de Kinshasa. Et ce colloque était pour nous l’occasion rêvée de voir, toucher et écouter les grands noms de la théologie africaine d’alors. Mgr Tharcisse Tshibangu Tshishiku y est intervenu, avec une conférence sur les caractéristiques de la théologie africaine, faisant écho à son livre La théologie africaine, publié en 1987.

II. Mon évêque

Quatre années plus tard, le 1er novembre 1992, le grand théologien que l’on voyait à distance, longtemps évêque auxiliaire de Kinshasa, allait devenir évêque du diocèse de Mbujimayi, la région d’origine de sa famille. J’étais alors au début de ma deuxième année de stage de probation pastorale, sans aucune information sur les dates des ordinations attendues, alors qu’avaient été ordonnés diacres et presbytres nos trois compagnons de promotion ayant fait leurs études au Congo-Brazzaville. Je n’avais pas été à la messe de la prise de possession canonique du nouvel évêque, parce que je devais assurer la liturgie de la Parole en l’absence de mon curé de stage, qui s’était déplacé pour la grande célébration de Mbujimayi. J’allais plutôt participer à la messe qu’il présidera le 8 novembre 1992, à l’occasion de la première profession religieuse de trois sœurs stigmatines de Citenge. Il avait parlé en ciluba, avec un accent qui n’était pas du terroir et des expressions dont l’ambiguïté avait fait rire tout le monde. Mais il relèvera vite le défi, acquérant rapidement une maîtrise profonde du ciluba.

III. Stage et ministère au secrétariat de l’évêque

Avec l’avènement de Mgr Tshibangu à la tête du diocèse de Mbujimayi, notre ordination diaconale fut fixée au 1er août 1993. Seulement, à une semaine de sa célébration, à la veille du début de notre retraite spirituelle, cette ordination est annulée sine die, parce que les bans publiés par les services de l’évêché alignaient douze candidats alors que l’évêque et son conseil n’en avaient retenu que cinq. Nous étions donc obligés de commencer une troisième année de stage pastoral, et je fus alors affecté au secrétariat du nouvel évêque, à partir d’octobre 1993. Ce n’est que plus tard que j’apprendrai que cette affectation avait été demandée par le nouvel évêque lui-même : il avait apprécié mon rapport de la première journée de la retraite des prêtres, en septembre 1993, retraite à laquelle étaient aussi associés les stagiaires en attente d’ordinations.

J’ai passé quatre années au secrétariat de Mgr Tharcisse Tshibangu Tshishiku : une année comme stagiaire et trois années comme secrétaire épiscopal et de l’évêché, après mon ordination presbytérale le 1er août 1994. Et pour m’aider à comprendre et assumer ma mission auprès de lui, il me remit, pour lecture et échanges avec lui, la biographie du Pape Jean XXIII de Peter Hebblethwaite, en me demandant d’avoir une attention particulière pour Mgr Loris Francesco Capovilla, le secrétaire du Pape. Depuis lors, ma vie est restée très liée à celle de Mgr Tharcisse Tshibangu Tshishiku, dans une solide relation de père à fils et de fils à père, qui me façonne de l’intérieur, malgré les croix et les exigences d’un tel privilège.

IV. Les trésors d’une rencontre unique

Pour moi, cette proximité sera toujours l’une des grandes bénédictions que Dieu m’a accordées, parce qu’elle est une véritable école dans laquelle j’ai beaucoup reçu et beaucoup appris. Et, parmi les nombreux trésors qu’elle m’a procurés, je peux en mentionner dix ici :

1. Un visage vrai de l’évêque catholique

Les vingt-six années passées dans la proximité de Mgr Tharcisse Tshibangu m’ont offert l’occasion de faire la découverte et l’expérience du visage vrai de l’évêque catholique, loin des caricatures des écrits ou des racontars des pourfendeurs de l’épiscopat. En effet, malgré la différence d’âge, sa hauteur d’homme, ses pouvoirs ecclésiastiques et ses titres académiques, Mgr Tshibangu n’a jamais été pour moi un potentat sourd et imposant, mais un homme chez qui la foi partagée, l’affection personnelle et la confiance totale sont la base d’une relation qui finit par vous transformer et faire de vous, non pas un serviteur soumis, hypocrite, calculateur et manipulateur, mais un fils libre, sincère et épanoui, à côté d’un père toujours patient, pédagogue, compatissant, généreux, disposé à vous aider à découvrir,- à donner et à développer le meilleur de vous-même… C’est pourquoi commencer et vivre sa vie sacerdotale dans une telle relation avec son évêque est une grâce divine qui vous invite à ce duc in altum de sa devise épiscopale. C’est une chance que beaucoup de prêtres n’ont pas, parce qu’il n’est pas toujours courant de se sentir porté et aimé gratuitement par son évêque. Or Dieu est toujours présent dans un tel amour épiscopal et paternel. Car, malgré les honneurs de la dignité qui l’accompagnent, son épiscopat n’est pas un pouvoir social, l’autel d’exaltation du moi égoïste, mais un service douloureux, une croix sur laquelle il sacrifie sa personne, ses goûts, ses talents, sa liberté d’homme, de chercheur, de penseur, pour s’agenouiller aux pieds des autres.

2. Un travailleur intelligent et infatigable

Mgr Tharcisse Tshibangu n’est pas un prélat paresseux pour qui l’on pense, l’on écrit et l’on fait tout, se contenant de porter les mérites de la sueur de ses collaborateurs. Il est plutôt un travailleur intelligent, infatigable, exigeant et perfectionniste, qui sait ce qu’il veut et où il veut aller, jusque dans les petits détails. Et l’âge maintenant avancé ne l’a pas changé : il est toujours un esprit éveillé et critique, un lecteur et un chercheur permanent, un penseur actif et productif, un analyste perspicace et méticuleux… Maintenant tout comme au temps où j’ai été son petit secrétaire, travailler avec lui, ce n’est pas travailler à sa place, mais travailler sous ses ordres, comprendre sa vision de l’Église et du monde, approfondir ses intuitions spirituelles et pastorales, avec la liberté de marquer ses divergences, exprimer son point de vue, discuter et avancer ses arguments pour contredire ou pour convaincre, afin de lui apporter le concours humain et logistique dont a besoin son ouvrage… Par exemple, préparer un texte pour lui, c’est se soumettre à un examen de grammaire, de théologie et de culture générale où il assume, avec beaucoup de patience, son rôle traditionnel de maître méticuleux, qui vous initie à l’art exigeant de la pensée et de l’écriture. Pour cela, il faut aimer le travail, se battre pour avoir le rythme d’une vie organisée dans la gestion du temps et des ressources disponibles, se soumettre à la formation permanente, suivre à pas l’actualité du monde et de l’Église, toujours soigner son travail et en faire une précieuse collaboration à l’œuvre d’un homme exceptionnel…

3. Vivre la plume à la main

Avec Mgr Tharcisse Tshibangu, j’ai aussi appris à vivre la plume à la main, dans une spiritualité qui place l’écriture active au centre de la vie spirituelle, intellectuelle, pastorale et sociale. Il s’agit de ne rien faire qui ne soit passé parle filtre de l’écriture, parce que l’écriture est une ascèse qui permet de mûrir et de mettre au propre sa pensée, pour éviter toute improvisation sentimentale ou irréfléchie dans la gestion de sa vie et dans l’exercice de ses fonctions. Mgr Tharcisse Tshibangu est un homme qui ne parle jamais au hasard, sans avoir pris le temps de méditer, de réfléchir, de planifier et de mettre par écrit sa pensée. Et il finit toujours sa journée dans l’écriture, notant tout ce qu’il a vécu et tout ce qu’il en pense, malgré sa mémoire prodigieuse. J’ai commencé à découvrir cela quand, le 1er novembre 1993, il m’a reçu pour la première fois comme stagiaire dans son secrétariat. Je m’étais présenté à la réunion les mains vides, sans stylo ni papier pour prendre note. J’avais une certaine expérience du secrétariat à l’évêché de son prédécesseur sur le siège épiscopal de Mbujimayi et au séminaire universitaire Jean-Paul II de Kinshasa. Je pensais que c’était un premier contact de courtoisie et je comptais sur ma mémoire pour tout reproduire à mon retour au bureau. C’était plutôt une véritable séance de travail avec dictée des documents à rédiger. Il m’offrit trois blocs-notes, et depuis lors, un bloc-notes m’accompagne toujours, même à la messe, à table et au lit. Car, grâce à Mgr Tshibangu, j’ai découvert qu’il est difficile de vivre et de travailler sans la plume à la main, sans un minimum de culture et de spiritualité de l’écriture au service de la rigueur et de l’intelligence.

4. Patience, objectivité et délicatesse devant l’homme

Mgr Tshibangu a une longue expérience de gestion des hommes dans l’Eglise, dans les institutions universitaires locales et internationales, et dans les structures de l’Etat. Cette expérience se traduit dans sa patience, son objectivité et sa délicatesse devant l’homme : patience fraternelle et paternelle face aux insuffisances humaines, dans une attitude qui cherche à toujours excuser et à toujours comprendre l’autre de l’intérieur, pour bien promouvoir ses vrais talents ; objectivité rigoureuse dans le jugement des situations humaines, sans se laisser aveugler par les intérêts égoïstes, parce que, chez lui, la vérité est une réalité sacrée, qui exclut toutes sortes de marchandage ; délicatesse dans l’œuvre de redressement de l’autre, pour ne pas éteindre la mèche qui fume encore, ni briser le roseau cassé (cf. Is 42,3), au point que, selon une expression courante entre ses collaborateurs que je connais, il est incapable de tuer la mouche qui le dérange. Mgr Tshibangu n’est pas un cœur rancunier qui enferme les personnes dans leurs égarements, ni un esprit fanatique qui se laisse balloter par les rumeurs et les médisances, mais un père qui a un cœur pour chacun de ses fils, sans jamais sacrifier la vérité. Car Dieu est vérité, et l’on ne peut renoncer à la vérité sans renoncer à Dieu. Avec lui, grâce à l’indulgence permanente qu’il a eue à mon égard, j’ai appris à croire en l’homme et en sa capacité à se relever, parce que, pour lui, les faiblesses ne sont pas un motif de honte et de dépression, mais une invitation à la conversion, à la recherche plus poussée de la vérité de sa personne et de ses potentialités. C’est pourquoi l’on ne peut pas travailler avec lui sans voir et traiter l’homme comme il sait si bien le faire.

5. La paix intérieure face à l’adversité

La vie d’un grand homme comme Mgr Tharcisse Tshibangu n’est pas une vie facile, mais un combat permanent, non seulement contre ses pesanteurs d’homme, mais aussi contre l’adversité des autres : adversité contre ses défauts d’homme, souvent épingles et présentés avec exagération pour ternir ses qualités évidentes ; adversité contre le rayonnement de sa personne et l’éclipsé qu’elle peut imposer aux autres ; adversité contre son refus de la médiocrité et les inconvénients que cela implique pour les intérêts des autres… C’est ici que Mgr Tharcisse Tshibangu est un grand maître de la paix du cœur et du pardon, dans la confiance en la providence divine, laquelle porte la vie de l’homme et veille sur l’innocent. Car les adversités sont des vents qui passent : ils sont violents et peuvent conduire à la révolte, mais on peut leur tenir tête dans la sérénité, parce qu’ils n’écroulent que ceux qui ignorent le témoignage de Dieu et de leur conscience, pour faire dépendre leur paix intérieure du bruit et de l’approbation éphémère des hommes. Avec lui, j’ai appris que la vie des grands hommes n’est pas aussi paisible qu’on le croit : ils souffrent beaucoup à cause de la médiocrité ambiante et des entraves à leur œuvre. J’ai aussi appris que l’on ne peut pas travailler avec un grand homme sans accepter et assumer la croix d’être livré à l’adversité des autres, parce qu’il vous porte sur ses grandes épaules, et que, de ce fait, vos misères et vos faiblesses deviennent davantage visibles. Alors, pour résister et avancer, il faut cultiver cette paix intérieure qui libère de la rancune, qui invite à l’humilité, qui empêche que les bruits de l’adversité éloignent de l’œuvre essentielle, qui fait tout remettre entre les mains de Dieu…

6. Un théologien qui fait aimer la théologie

Mgr Tshibangu est un théologien qui fait aimer la théologie, et j’en suis une petite illustration : je me suis spécialisé en théologie, non pas parce que je le voulais, mais parce qu’il l’a voulu et me l’a imposé. En effet, quand il m’avait demandé mes préférences pour des études universitaires, mon choix était clair : la littérature africaine, parce que je me sentais une vocation d’écrivain et, depuis l’adolescence, j’avais mes petits écrits en chambre. J’étais convaincu que, en matière de théologie, ma formation du séminaire était suffisante et que je n’avais plus rien à apprendre de substantiel pour exercer mon ministère sacerdotal, à condition de m’informer et de m’instruire en permanence. Malgré des cours assurés au grand séminaire depuis 1993, je ne me voyais pas formateur des futurs prêtres : je croyais que Dieu m’avait créé pour servir l’Église et l’humanité dans la production d’une littérature profane d’inspiration chrétienne. Mais, après une année de silence, sans autre forme de procédure, Mgr Tshibangu m’a demandé de lui remettre mon dossier pour les études de théologie à l’Université Notre Dame de Washington. Cependant, Dieu en avait disposé autrement : j’ai fait cette spécialisation à l’Université de Navarre, parce que mon évêque avait jugé que les charges pastorales que l’Église américaine d’accueil voulait me confier, en compensation pour la prise en charge matérielle de mon séjour, rallongeraient inutilement le temps de mes études, parce qu’elles ne m’offriraient pas les conditions de concentration et d’approfondissement qu’exigent des études sérieuses. C’est ainsi que j’ai appris à faire la théologie dans une école qui m’a aidé à découvrir les insuffisances de ma formation antérieure, à m’ouvrir aux trésors de la théologie catholique dans toutes ses dimensions et à toujours dépasser l’académisme stérile, pour entrer dans la mystique de la théologie comme la voie excellente et objective pour aller à la rencontre de Dieu. J’aime la théologie de tout mon cœur, parce que Dieu est un grand écrivain qui nous invite à le rejoindre dans l’écriture de nos biographies personnelles par l’approfondissement incessant de ses Écritures Saintes.

7. Un pasteur aux yeux ouverts et aux pieds sur la terre

Mgr Tharcisse Tshibangu n’est pas un intellectuel de laboratoire, enfermé dans les livres et les cogitations extraterrestres. C’est un pasteur, un homme qui vit les yeux ouverts et les pieds sur la terre au service des autres. Ceux qui n’ont pas eu la chance de lui être proches peuvent s’en rendre compte en lisant ses homélies et ses lettres pastorales. On y découvre un homme ancré dans son temps, partageant ses joies, ses peines, ses espérances et ses luttes, un homme qu’aucun événement ne laisse indifférent et qui sait toujours apporter la parole qu’il faut, dans un dialogue fécond entre la Parole de Dieu et la réalité des hommes. Avec lui, on apprend qu’il ne faut pas habiter la terre les bras croisés, attendant que les miracles tombent du ciel, mais qu’il faut penser la vie en profondeur, aller à la racine de ses problèmes et de ses misères, entrer dans le débat avec les autres, pour trouver les voies et moyens de faire advenir le règne de Dieu dans l’aujourd’hui de ses enfants. Le théologien n’est pas un petit mystique qui contemple le Ciel dans l’attente stérile de la parousie, mais un grand mystique qui ouvre la terre à la lumière du Ciel, pour que ses frères et sœurs vivent maintenant dans la dignité des enfants de Dieu. L’Evangile est le plan d’un chemin qu’il faut construire maintenant, la révélation d’une vérité qu’il faut manifester maintenant, le don d’une vie qu’il faut partager maintenant, parce que ce maintenant est un pan d’éternité.

8. Un Muluba au cœur universel

Mgr Tharcisse Tshibangu est Muluba, avec tous les complexes et toute la haine que cette identité ethnique comporte dans l’inconscient collectif congolais. Cependant, il n’est pas un Muluba sur la défensive, enfermé dans les cercles ethniques ; il est un Muluba au cœur universel, dont la vie a toujours servi de fumier fécond pour les hommes et les femmes de toutes les origines et de toutes les couleurs. Né à Kipushi dans le Katanga, des parents originaires de Ngandanjika dans le Kasayi, séminariste et prêtre diocésain de Lubumbashi, étudiant surdoué des Universités catholiques de Lovanium et de Louvain,pr6fesseur, membre et responsable actif de plusieurs institutions universitaires et académiques, évêque auxiliaire de Kinshasa, fondateur de l’Institut séculier Saint Jean-Baptiste, évêque de Mbujimayi et membre de plusieurs associations et organisations d’Église, Mgr Tshibangu est un homme libre de ces fanatismes et aveuglements tribaux, ethniques, religieux ou partisans, qui poussent beaucoup de puissants, même à l’intérieur de l’Eglise, à s’entourer et à promouvoir seulement les leurs dans le sang. Par contre, son entourage n’est pas fait d’hommes et de femmes choisis en vertu des appartenances sociales, mais le visage d’un Congo réconcilié et uni dans lequel l’on devient collaborateur pour ce que l’on vaut en soi-même, pour ce que l’on peut donner et pour ce qu’il peut vous aider à devenir. C’est ainsi que, aussi bien dans l’Eglise que dans le monde, beaucoup lui doivent ce qu’ils sont, indépendamment de leurs origines. On ne peut donc vivre et travailler avec Mgr Tshibangu sans apprendre à côtoyer les autres différents, sans ouvrir les portes de son cœur et de sa vie à l’autre, non pas au nom de ses étiquettes sociales, mais au nom de sa valeur fondamentale et de ses talents. J’ai commencé à comprendre cela quand j’ai dépassé le choc que m’avait causé le fait que son vieux et excellent chauffeur muluba était membre d’une secte pentecôtiste, tandis que son inséparable et compétent chef de protocole mongala était un musulman polygame. Il ne leur avait pas imposé de se convertir à la foi catholique, et nous constituions une véritable communauté œcuménique dans laquelle la fraternité fondamentale l’emportait sur les différences confessionnelles, dans un bon climat de respect et de collaboration.

9. La liberté face aux puissants et l’humilité face aux petits

Vivre et travailler avec Mgr Tshibangu, c’est avoir l’opportunité de voir s’ouvrir devant soi les portes jadis inaccessibles et partager des moments de la vie avec ces personnes qui apparaissent à la télévision et dans les médias, ou que l’on fréquente seulement dans leurs écrits. En Afrique comme en Occident, ma petite médaille de secrétaire de Mgr Tshibangu est une clé qui m’a permis de rencontrer intellectuels, politiciens, banquiers, fonctionnaires, entrepreneurs, prélats et autres dignitaires de ce monde. Car vous êtes littéralement greffé sur un baobab qui a des racines très profondes et des branches qui couvrent un grand espace. Vous êtes alors obligé de prendre soin de vous-même et de vous former pour être à la hauteur spirituelle, intellectuelle et morale de tous ces grands du monde et de l’Église, tout au moins pour ne pas faire la honte de celui qui croit en vous et qui pense que, malgré vos origines modestes, vous pouvez traiter avec eux sans aucun complexe, en sa présence ou en son absence. Là, j’ai appris à découvrir rapidement la noblesse des uns, surtout les véritables intellectuels et les grands travailleurs, et la vanité des autres, surtout les carriéristes et les parvenus. J’ai aussi appris à découvrir la liberté de pensée et d’action avec laquelle Mgr Tharcisse Tshibangu construit ses relations avec tout ce monde, avec une hauteur morale et une franchise de parole qui n’en font pas un petit acolyte à la merci des humeurs des uns et des faveurs des autres. J’ai surtout appris que fréquenter les personnes que la société et l’Église placent au sommet de ses hiérarchies toujours provisoires est une école d’humilité, non seulement parce que je n’appartiens pas à ces hiérarchies, mais surtout parce que ces hiérarchies n’ont de sens que si elles sont au service de la gloire de Dieu et du bonheur de plus petits. C’est ce qui fait que Mgr Tshibangu est capable d’être avec les uns et les autres, dans une naturalité qui reflète une conscience profonde de son néant devant Dieu et de son devoir de disponibilité pour les autres.

10. La routine des habitudes essentielles

Malgré la multitude d’occupations et de sollicitations, Mgr Tshibangu a une vie très simple, marquée par la routine des habitudes essentielles, de sorte que, où qu’il soit, on peut deviner ce qu’il fait exactement. En effet, il a des moments fixes pour se réveiller, prier, étudier dans la solitude, travailler au bureau, manger, se reposer, lire les journaux, suivre les informations, accueillir les proches, se distraire…, avec une certaine flexibilité qui lui permet de faire face aux urgences qu’imposent les devoirs de fraternité et de travail. Je crois que c’est l’un des grands secrets de la fécondité de sa vie, avec cette position sociale et ecclésiale qui lui facilite les choses, dans la mesure où il est le premier maître de son temps, ne dépendant pas toujours des autres pour organiser son emploi. Cependant qu’on se garde de la tentation de croire que cet avantage est partout une garantie d’ordre, parce qu’il y en a beaucoup dans la même situation qui ne savent que faire de leur temps, pour en tirer le maximum de profit. Et être subalterne n’est pas non plus une excuse pour vivre au hasard, parce que, outre l’obligation de vivre au rythme de celui que l’on sert, on dispose toujours des espaces de liberté auxquels l’on peut imprimer sa marque personnelle. Il s’agit de remplir son temps de sa propre présence et non du fantôme de son maître, même si le maître est désordonné. Dans une société et une Église où, à chaque échelon, être chef signifie souvent avoir la licence de gérer son temps sans rigueur et avoir peu de considération pour le temps des autres, travailler avec un évêque prévisible, qui prend son temps au sérieux et qui vit dans la routine des habitudes essentielles, est une grande chance. En effet, vivre et travailler avec Mgr Tshibangu, c’est apprendre à construire son temps à partir du sien, non pas pour se noyer dans le courant de sa vie comme une feuille morte, mais garder cette distance sans laquelle on ne peut rien donner ni à soi-même, ni à l’autre.

Pour toutes ces raisons et bien d’autres que je n’ai pas énumérées ici, je considère que c’est une véritable bénédiction divine d’avoir reçu mon ordination diaconale et presbytérale des mains de Mgr Tharcisse Tshibangu Tshishiku, et d’avoir appris à penser et à servir l’Église et le monde à l’ombre de ses ailes. Bénis soient donc les jours où il est né en 1933, où il est devenu prêtre en 1959, où il est devenu évêque en 1970 et où il est devenu mon évêque en 1992 !

Kinshasa, le 6 décembre 2020

Abbé Apollinaire Cibaka Cikongo

Prêtre du Diocèse de Mbujimayi

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