Stupéfiante. C’est pour le moins un euphémisme pour qualifier la passe d’armes musclée à laquelle nous avons assisté sur le réseau social Twitter, ce vendredi 17 septembre 2021, entre deux hauts diplomates, l’un chinois et l’autre américain, sur l’activité minière de leurs ressortissants en République Démocratique du Congo. Premier à dégainer, commentant la décision des autorités de Pékin qui enjoint six compagnies chinoises soupçonnées d’opérer illégalement au Sud-Kivu à quitter le territoire congolais le plus vite possible, Dr. Peter J. Pham, Directeur du think thank américain Atlantic Council et ancien envoyé spécial US dans la région des Grands Lacs puis pour le Sahel a pointé «la vulnérabilité chinoise au moment où la Présidence congolaise est dans un processus de révision des anciens contrats miniers». En réponse, l’ambassadeur chinois à Kinshasa, Zhu Jing a rappelé la présence d’au moins une entreprise américaine parmi celles citées dans l’exploitation illégale au Sud-Kivu. «Est-ce que les administrations américaines vont aussi prendre des sanctions comme le font les chinois ? » s’est interrogé le diplomate chinois en concluant ironiquement «ceux qui sont vraiment forts doivent assumer leurs responsabilités».
Leadership mondial en question
Ces échanges publics à fleurets non mouchetés pour des diplomates pourtant astreints au contraignant devoir de réserve sont symptomatiques de la désormais confrontation permanente qui va crescendo entre les deux puissances mondiales sur leurs intérêts globaux respectifs dont le dernier effet géopolitique brutal est l’accord stratégique fracassant dénommé AUKUS entre Australiens, Britanniques et Etats-Unis pour une ligne de défense commune dans la région Indopacifique pour faire bloc à la Chine au grand dam de la France dont les contrats de sous-marins à propulsion nucléaire longtemps négociés avec l’Australie pour plusieurs milliards d’euros tombent caducs.
Dans ce «leadership mondial en question» pour paraphraser l’excellent ouvrage du journaliste français Pierre-Antoine Donnet sur la rivalité entre les deux géants, à l’instar de Taiwan, la Corée, la mer méridionale de Chine et ses nombreuses iles ou encore la guerre commerciale et technologique sur la G5 ou l’intelligence artificielle et les armements high tech, le contrôle des minerais essentiels pour la transition écologique utilisés pour produire des batteries lithium-ion très prisées alimentant les voitures électriques, les ordinateurs portables, les smartphones et autres dispositifs électroniques militaires ou spaciaux comme le cobalt dont nous possédons 60% des réserves mondiales et le lithium non encore exploité, est devenu une nouvelle frontière de ce choc mondial structurant.
Une fois de plus malheureusement, la République démocratique du Congo, se profile comme une terre d’enjeux des rivalités entre puissances mondiales comme du temps de l’esclavagisme, du «scramble for africa» colonial, des deux guerres mondiales ou de la guerre froide.
Piège de Thucydide et probabilités mortifères
Ce conflit latent et surnois peut-il cependant dégénérer en une guerre ouverte menaçant la sécurité mondiale et celle de notre pays ? Rien n’est moins sûr si l’on en croit les dernières révélations des journalistes du «Washington Post» Bob Woodward et Robert Costa dans leur ouvrage «Péril» basé sur les témoignages anonymes d’une centaine de responsables américains. Selon eux, s’inquiétant de l’état mental du Président Donald Trump lors de ses derniers jours de présidence, sans l’en informer et suite à l’assaut violent du 8 janvier 2021 sur le Capitole, le chef d’état-major de l’armée américaine, le général Mark Milley, a téléphoné à deux reprises à son homologue chinois le général Li Zuocheng pour le rassurer que Washington ne frapperait pas par surprise son pays alors que Pékin considérait une attaque américaine imminente.
La perspective d’un conflit ouvert n’est donc pas à exclure d’autant plus qu’en 2019 est paru en version française le livre «Vers la guerre: L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide? » du Professeur Graham Ellision politologue, professeur émérite à Harvard, fondateur et doyen de la Kennedy School of Government. La quintessence de cet ouvrage qui fait autorité en la matière par l’éminence de son auteur réside dans le concept polémologique du «piège de Thucydide» défini comme «une dynamique dangereuse qui se met en place quand une puissance montante menace de remplacer une puissance hégémonique, comme Athènes, ou l’Allemagne il y a cent ans, ou la Chine aujourd’hui, et son impact sur Sparte, ou la Grande-Bretagne il y a cent ans, ou les États-Unis aujourd’hui».
Pour l’auteur, tant Washington que Pékin qui se considèrent comme acteurs décisionnels- «maitres de leurs destins respectifs »- sont, malgré eux, pris au piège d’un tourbillon historico-stratégique qui, nolens volens, les conduirait irrémédiablement vers un clash possible. Comme point de départ de sa démonstration, Allison rappelle l’ouvrage «La Guerre du Péloponnèse» dans lequel Thucydide exposait, il y a près de deux mille cinq cents ans, la cause du conflit entre athéniens et spartiates : « Ce fut l’ascension d’Athènes et la peur que celle-ci instilla à Sparte qui rendirent la guerre inévitable. ».
De cet axiome de base entre un champion et un outsider, l’auteur analyse différents conflits des cinq derniers siècles et définit une grille d’analyse sur le futur des relations sino-américaines par le biais de seize occurrences similaires de concurrence entre deux puissances : dans douze des cas, la guerre a été inévitable. Quatre fois seulement la modération a pris le dessus.
Il fait en outre remarquer que les deux puissances ne s’affrontent généralement que par le biais d’un tiers servant d’alibi détonateur comme il y a cent ans pour la première guerre mondiale par l’assassinat à Sarajevo de l’Archiduc Frantz Ferdinand. Selon l’auteur, la Chine est à l’Amérique ce qu’Athènes fut à Sparte lors de la guerre du Péloponnèse.
Pékin et Washington pourront-ils néanmoins s’extirper de ce fatum de probabilités mortifères pour la collectivité mondiale si fragilisée par la Covid-19? Oui selon l’auteur si les deux Etats définissent ensemble, dans la modération, l’alignement de leurs intérêts stratégiques communs pour coopérer dans un nouvel équilibre mondial. Cela est bien évidemment l’assertion la plus rassurante et désirée alors que les casus belli ne manquent pas en mer méridionale de Chine devenu la nouvelle ligne de front de ce duel avec l’accord AUKUS plus haut cité, l’historique question taiwanaise, la nucléarisation de la péninsule coréenne, la militarisation japonaise et demain les minerais stratégiques du Congo ?
Kinshasa prise au piège ?
Face à cette disposition belliqueuse entre deux puissances qui se regardent en chiens de faience dans un environnement mondial en pleine recomposition géostratégique après la «longue naqba américaine» en Afghanistan tel que nomme Irnerio Seminatore de l’Institut des Relations Internationales de Bruxelles, le retrait unilatéral et catastrophique occidental du pays, quelle attitude doit adopter la République Démocratique du Congo dont les matières premières sont un enjeu planétaire ?
Il est vivement conseillé de ne pas être pris dans ce piège stratégique cornélien en s’alignant sur une puissance et s’aliénant l’autre en demeurant fidèle aux fondamentaux de notre politique étrangère depuis 1960 dont les principes cardinaux d’ouverture au monde sans exclusive et le neutralisme positif revenu à la mode en cette période de «nouvelle guerre froide» et ne privilégier uniquement que son «intérêt national». En somme, «nous devons savoir qui nous sommes, avant de pouvoir savoir quels sont nos intérêts» comme le disait si bien Samuel Huntington, célèbre auteur du «Choc des civilisations».
En effet, cas atypique par sa position géostratégique au cœur de l’Afrique avec neuf voisins et par son histoire géopolitique marquée au sceau de l’équation de l’Etat Indépendant du Congo et l’acte de Berlin signé par 14 Etats et ouvert à l’adhésion des autres qui a généré la double conditionnalité unique d’un Etat où le monde est déjà au Congo et le Congo fait déjà partie de la communauté internationale, la République Démocratique du Congo s’inscrit structurellement dans une diplomatie de la porte ouverte sur le monde.
La non-exclusivité de cette ouverture au monde a toujours été dans l’agir des dirigeants congolais qui ont souvent pris leurs décisions diplomatiques en toute indépendance et souvent en contre-pied d’un contexte dominant comme nous le rappelle certains hauts faits historiques : Le Président Kasa-Vubu et son premier Ministre Patrice Lumumba en escale à Kindu après s’être vus refusés l’atterrissage à Elisabethville par les sécessionistes katangais qui prennent soin d’informer par télégramme l’URSS de se préparer à une aide militaire si le camp occidental ne stoppe pas son agression, la rupture spectaculaire des relations diplomatiques avec Israël du Président Mobutu à la tribune de l’ONU en 1973 au moment de la guerre du Kippour contre l’Egypte dans un discours resté célèbre où il martela «le Zaïre doit choisir entre un pays ami, Israël et un pays frère, l’Égypte. Or entre un ami et un frère le choix est clair», le basculement du centre de gravité géostratégique du Président Laurent-Désiré Kabila de la Région des Grands Lacs vers l’Afrique Australe avec une adhésion salvatrice à la SADC qui intervint militairement pour préserver notre intégrité territoriale, la conclusion du contrat infrastructures contre matières premières communément appelé « contrat chinois ou contrat du siècle » sous le Président Joseph Kabila en 2008 ou encore plus récemment la première visite à Moscou d’un président congolais effectuée par le Président Félix Tshisekedi au Sommet Russie-Afrique.
Sortir de cette permanence historique d’ouverture non exclusive vers un alignement serait un pari risqué pour la République Démocratique du Congo. Cela pourrait préjudicier notre quête naturelle de puissance et contrarier nos desseins de développement alors que nous devons promouvoir notre intérêt national dans la gestion de nos relations diplomatiques.
Une troisième voie, win-win possible ?
Devrait-on nécessairement assister à un choix manichéen mal indiqué entre d’une part la Chine qui emmène le Stade des Martyrs, le Palais du Peuple, le nouveau centre culturel d’Afrique Centrale en construction, le barrage de Busanga, et les Etats-Unis et leurs précieux appuis CDC en vaccins contre Ebola et Covid ou l’ importante assistance humanitaire et dans le domaine éducatif de l’USAID ainsi que la perspective d’une aide militaire de leurs forces spéciales contre les terroristes islamistes à l’Est de la RDC ? Ce serait saugrenu.
Ainsi pourquoi notre pays ne serait-il pas la «terra nova» qui briserait ce cercle vicieux d’un jeu à sommes nulles de lutte entre puissances vers un cercle vertueux de coopération gagnant-gagnant entre tous les protagonistes privilégiant notre intérêt national ? N’est-ce pas en RDC qu’a eu lieu en mai 2016, la vente par le géant américain Freeport-McMoRan, deuxième producteur mondial de cuivre à China Molybdenum de sa participation de 70% dans TF Holdings, compagnie détenant à 80% Tenke Fungurume, la plus importante mine de cuivre de la RD Congo ? Une relation triangulaire win-win n’est-elle pas tenable ?
Puissance d’équilibre par excellence de par sa géostratégie et sa géoéconomie exceptionnelles, il appartient primordialement à la République Démocratique du Congo de (re)définir son « intérêt national » en politique étrangère. A l’aune de la 12ème conférence diplomatique annoncée, cadre par excellence des aggiornamentos diplomatiques, cette (re)définition devrait tourner autour de la triptyque des intérêts de ses ressortissants à savoir le peuple congolais, de ses valeurs et de ses alliances dans un monde en pleine recomposition stratégique et faire sienne la célèbre formule de Lord Palmerston, maître d’oeuvre de la politique étrangère britannique durant une bonne partie du XIXème siècle : «L’Angleterre n’a ni d’amis ni d’ennemis permanents, elle n’a que des intérêts permanents ». MICHAEL SAKOMBI Ambassadeur