Soixante ans d’indépendance ou soixante ans de dévoiement ? Le compte à rebours

(Méditation citoyenne de Frank FIKIRINI MWENE-MBAYU)

Juin, mois de l’indépendance, ce fut, en 1960, un mois couronnant d’âpres luttes et une laborieuse conquête de la liberté individuelle et collective des citoyens congolais, en tant que peuple. C’est ce que, dans  la langue des colonisateurs, on a appelé l’indépendance.

Déçu des lendemains de l’indépendance qui n’ont pas chanté, un vieux paysan du Kivu s’exclama en langue swahili:«Tuliomba uhuru, bakatupatia lipanda». Ce qui veut dire : «nous avons demandé la liberté, ils nous ont donné l’indépendance». Entendez: «Ce que nous ne savons même pas prononcer, encore moins comprendre et davantage appliquer».

Ils l’avaient définie pour nous et entendent nous faire jouer le jeu selon les règles unilatéralement fixées par eux. Peut-être est-ce déjà cette querelle sémantico-stratégique, due entre autres à la méconnaissance, par la majorité des colonisés, du génie de la langue importée, qui explique la déviance face aux promesses de l’indépendance.

De concepts en concepts, on nous sortit celui de la démocratie, dont on nous déniait en même temps la capacité ; puis celui d’ajustement structurel, et que sais-je encore? A l’évidence, notre premier problème réside dans le fait que nous déployons tellement d’efforts pour être ce que d’autres ont défini pour nous et ont voulu que nous soyons.

Or, ils n’ont pas de raison de vouloir le meilleur pour nous, bien au contraire. Le premier défi à relever n’est donc autre que celui d’être, non pas comme tels et tels autres, mais plutôt ce que nous pensons qu’il nous convient d’être selon nos propres paradigmes, inspirés certes également de l’expérience des autres, mais surtout de notre réalité historico-culturelle, évidemment sans aucune prétention de réinventer la roue.

Il y a eu des tentatives d’invention ou de réinvention du nouveau type de citoyens que nous devions être, mais qu’en avons-nous fait ? Pour exemple, en même temps qu’on nous invitait à retrousser les manches, ceux qui nous rabattaient les oreilles avec ce slogan, encadraient en même temps d’interminables manifestations de type festif dans lesquelles le rôle du commun des mortels consistait à chanter et danser à la gloire des nouveaux maîtres du pays.

Ils étaient noirs eux, mais ils ne différaient des ex-colons blancs que par la couleur de leur peau, puisqu’ils maintenaient le rapport social établi depuis la colonisation : celui des êtres corvéables à souhait face à des maîtres portés sur le Tipoy, au propre, mais surtout au figuré. De quoi rappeler la fable de Phèdre dans laquelle l’âne changeait de maîtres, mais gardait chez tous le même statut lui assignant de toujours porter leurs lourds fardeaux.  Et pour nous maintenir dans la torpeur et la résignation, on nous asséna le fameux «heureux le peuple qui chante et qui danse».

Nous avons tellement chanté et dansé, mais notre histoire aussi a eu ses pas de danses qui l’ont menée dans tous les sens, pétrie, dans toutes ses phases, d’une exécrable politicaillerie : décolonisation ratée, gouvernance à vue dans une scandaleuse extraversion, balbutiements démocratiques jamais aboutis, mouvements politico-militaires opportunistes sans aucune vision du bien commun,  appauvrissement général et régression de l’intelligence (au sens large), etc. Il est là notre bilan global, à soixante ans d’âge de notre République. A telle enseigne qu’on ne sait plus s’empêcher de poser la question : l’indépendance pour quoi faire ?

Une révolution à cet égard est-elle possible ? En tout cas, ses modalités ne sont plus à inventer. Ayant tout essayé ou presque, revenons simplement aux fondamentaux, aux promesses des hymnes nationaux qui se sont  inversement succédés, tous composés par le Père jésuite Simon-Pierre Boka di Mpasi Londi dans la même veine, à savoir « le débout congolais » et « la Zaïroise« , que nous chantions ou chantons par cœur, mais sans les avoir à cœur, tout au moins la profondeur du message qu’ils véhiculent.

En décryptant les deux textes, on y discerne d’abord le fondement de notre vivre ensemble qu’est le fait d’être un «peuple uni» «par le sort» et «dans l’effort» commun pour l’indépendance. Nous concevoir autrement, notamment en termes d’assemblage de nationalités ethniques aux intérêts inconciliables, c’est trahir le serment prêté à travers l’hymne de l’indépendance.

Vient ensuite le soubassement indispensable à toute vie digne et heureuse : la paix. Ce mot revient plus d’une fois dans chacun des deux textes. C’est dire toute l’importance qu’y a accordée leur auteur et celle qu’il revêt aujourd’hui pour les populations qui la recherchent depuis des décennies, particulièrement dans la partie Est du pays. Chapeau bas aux Forces armées de la République qui consentent d’énormes sacrifices pour qu’on exalte bientôt – on l’espère – «la paix retrouvée».

C’est en temps de paix, en effet, que «nous bâtirons un pays plus beau qu’avant», «toujours plus beau», «par le labeur» et non par les interminables chansons et danses ou toutes autres incantations en l’honneur de seigneurs terrestres ou surhumains.

Je ne condamne pas  le recueillement ni le loisir nécessaire à toute vie, je souligne simplement, comme le fait la bible, qu’il y a un temps pour tout et «qui sème le vent récolte la tempête». C’est l’ordre naturel des choses et des êtres. Pour en tirer profit, nous devons guérir de la maladie des miracles. Encore que, même en religion, ces derniers relèvent de l’exception ; ils ne sont ni ne doivent être la règle.

Nous ne serons jamais entrés en modernité tant que nous demeurerons une société magico-religieuse. La lutte contre la nature pour l’humaniser, voilà le pari de la modernité. Le désarroi que nous avons connu face à l’éruption, pourtant prévisible, du volcan Nyiragongo, montre, à n’en point douter, que le défi de modernité chez nous, demeure d’une cuisante actualité. Aussi est-ce l’occasion d’exprimer notre solidarité envers toutes les victimes, mais aussi interpeller les autorités de la République, à tous les échelons, pour une gouvernance plus méritoire de la dignité de notre peuple.

Souligner l’importance de la valeur «travail» nous introduit déjà dans le champ des autres valeurs magnifiées par les deux hymnes, à savoir : la solidarité, la dignité, la justice, sans oublier le summum qu’est «l’immortel serment de liberté». Tout cela pour assurer «la grandeur» d’un peuple qui assume sa «souveraineté», un peuple qui est et se veut «grand» et «libre à jamais».

Voilà l’ambition qui vaille pour notre pays. Les pionniers de l’indépendance y ont sacrifié leur jeunesse et même leur vie tout court. Les nouvelles générations, qui ont la responsabilité de corriger les erreurs de parcours, doivent se départir des tares prédatrices désormais incrustées dans notre société et mériter des sacrifices de nos pionniers.

Autant que nous le faisons pour les autres thématiques importantes de la vie nationale et internationale, auxquelles nous consacrons assez de temps de réflexion par-delà le jour «J», j’ai pensé qu’à l’indépendance, socle de notre liberté et de notre souveraineté nationale, il ne faut pas consacrer qu’une journée de commémoration, mais bien un temps de méditation plus étendu.

Y réfléchir déjà à l’entame du mois de juin me semble être une bonne mise en route vers la date commémorative du 30 juin. Puissions-nous nous édifier mutuellement par des réflexions qui feront que l’indépendance de la République Démocratique du Congo, qui porte bien son nom, ne soit pas qu’une relique des temps mémoriaux, mais un enjeu toujours actuel de notre devenir et de notre engagement permanent pour le réussir, en toute responsabilité.

Laisser un commentaire

Suivez-nous sur Twitter