Dans une interview à Sputnik, Sergueï Lavrov, chef de la diplomatie russe, se livre sur de nombreux sujets d’actualité. Le Donbass, les relations avec les États-Unis et l’Occident, le vaccin russe Spoutnik V ou encore la dédollarisation et la possible sortie de la Russie du système SWIFT.
– Sergueï Victorovitch, les relations avec les États-Unis partent en vrille. Personnellement, je ne me souviens pas qu’elles aient été aussi mauvaises. C’est probablement pire encore que la guerre froide, de mon avis. Les ambassadeurs restent dans leurs pays. Que va-t-il se passer ensuite? Quelles sont les évolutions possibles?
Si cela dépendait seulement de nous, nous reviendrions probablement à des relations normales. Comme première étape, évidente et pas du tout difficile à mon avis, nous annulerions toutes les mesures qui ont été prises pour restreindre le travail des diplomates russes aux États-Unis – en réponse, nous avions limité le travail des diplomates américains en Russie. Nous l’avions proposé à l’administration Biden dès qu’elle avait prêté tous les serments nécessaires et pris ses pouvoirs. Je l’ai rappelé à Blinken, sans m’imposer. J’ai simplement dit que l’étape évidente pour que nous puissions travailler normalement serait de remettre à zéro tout ce que Barack Obama avait commencé lorsque, quelques semaines avant de quitter la présidence, en claquant la porte et en faisant preuve d’irritation, il avait saisi des biens russes, violant ainsi absolument toutes les conventions de Vienne, et avait expulsé des diplomates russes. Puis il y a eu une réaction en chaîne. D’ailleurs, nous avons été patients pendant longtemps: nous avons attendu tout l’été 2017 avant de réagir, car l’administration Trump nous avait demandé de ne pas réagir aux excès de l’administration Obama sortante, qui quittait la Maison-Blanche. Mais l’administration Trump n’a pas non plus réussi à ramener cette situation à la normale, nous avons donc dû répondre de manière plus ou moins similaire. Mais les Américains ne se sont pas calmés.
On voit que l’administration Biden continue également de glisser sur ce mauvais chemin. Pourtant dans une conversation entre Poutine et Biden, qui a eu lieu peu de temps après l’investiture, et dans ma conversation avec le secrétaire d’État Blinken, nos homologues américains nous ont dit qu’ils menaient un examen sérieux des relations avec la Russie et espéraient que les choses seraient plus claires à la suite de cette conversation. Mais le résultat de cette conversation a été de nouvelles sanctions, auxquelles nous avons dû répondre non pas symétriquement mais, comme nous en avions averti à plusieurs reprises, nous agirions finalement de manière asymétrique. Cela concerne notamment, entre autres, une disparité importante dans le nombre de diplomates et autres employés qui travaillent dans les missions diplomatiques américaines en Russie, dépassant largement le nombre de nos diplomates aux États-Unis. Nous en avons parlé, je n’irai pas plus loin.
Mais si on parle de l’aspect stratégique de nos relations, j’espère vivement que Washington se rend compte comme nous de sa responsabilité dans la stabilité stratégique du monde. Pas seulement les problèmes russes et américains, pas seulement les problèmes qui compliquent considérablement la vie de nos citoyens, leurs contacts, leurs communications, leurs projets commerciaux et humanitaires, mais aussi les problèmes qui posent de graves risques pour la sécurité internationale au sens le plus large du terme. Par conséquent, vous savez comment nous avons réagi aux excès qui se sont fait entendre dans la fameuse interview de Joe Biden à ABC. Vous savez comment le Président Poutine a réagi à la proposition du Président américain de tenir une réunion, nous avons accueilli favorablement cette proposition. Nous voulons comprendre tous les aspects de cette initiative et nous l’étudions actuellement. Je le répète, si les États-Unis cessent d’agir en position de souverain, comme le Président l’a dit dans son message à l’Assemblée fédérale, s’ils se rendent compte de la futilité de toute tentative de relancer un monde unipolaire, de créer une sorte de structure où tous les pays occidentaux seront subordonnés aux États-Unis et tout le camp occidental recrutera d’autres pays sur différents continents contre la Chine et la Russie sous leurs bannières, si les États-Unis se rendent compte que ce n’est pas pour rien que des principes comme le respect de la souveraineté, l’intégrité territoriale, la non-ingérence dans les affaires intérieures et l’égalité souveraine des États sont inscrits dans la Charte des Nations unies, et s’ils remplissent simplement leurs obligations statutaires et mènent un dialogue avec nous, comme avec tout autre pays, dans un respect mutuel, basé sur un équilibre des intérêts qui doit être trouvé… Sinon, nous n’y arriverons pas. Le Président l’a clairement indiqué dans son message, soulignant que nous sommes prêts pour les accords les plus larges si cela répond à nos intérêts. Et, bien sûr, nous réagirons durement à toute tentative de franchir les « lignes rouges » que nous définissons nous-mêmes, comme vous l’avez entendu.
– Sergueï Victorovitch, mais est-il réaliste de s’attendre à ce qu’ils prennent conscience et abandonnent leur position de suzerain? Après tout, l’espoir fait vivre, mais la réalité est complètement différente.
Je n’ai pas exprimé d’espoir. J’ai dit sous quelles conditions nous serions prêts à parler.
– Et sinon, alors?
Sinon, c’est leur choix. Cela signifie que nous vivrons dans des conditions, comme vous l’avez dit, soit de guerre froide, soit dans des conditions encore pires.
– En guerre très gelée…
Je crois que pendant la guerre froide, la tension a été, bien sûr, très intense, plus d’une fois sont survenues des situations à risque importantes et des situations de crise. Mais il y avait un respect mutuel, qui, à mon avis, fait maintenant défaut. Et ici ou là, même des notes schizophréniques se glissent dans les déclarations de certains responsables à Washington. Récemment, la porte-parole de la Maison-Blanche a déclaré que les sanctions antirusses seront prolongées, que les sanctions donnent l’effet espéré par Washington et que le but des sanctions était de réduire les tensions entre les États-Unis et la Russie. Je ne peux même pas faire de commentaire à ce sujet. J’espère que tout le monde comprend que de telles déclarations ne font pas honneur à ceux qui prônent une telle politique à la Maison-Blanche.
– J’ai entendu dire que cette opinion est exprimée à un certain niveau, dans certains cercles, que les diplomates ne font pas du bon boulot, ne peuvent pas établir de relations, que nous sommes têtus, nous repoussons tout le monde, notre position n’est pas du tout flexible, pas élastique et c’est pourquoi les relations sont mauvaises…
Parlez-vous de cercles à l’intérieur de notre pays maintenant?
– Dans notre pays, oui.
Oui, j’ai aussi lu ces opinions, mais Dieu merci la liberté d’expression [en Russie], à mon avis, est beaucoup plus protégée que dans de nombreux pays occidentaux, y compris aux États-Unis. J’ai aussi lu des sites Internet de l’opposition, des journaux, et je pense que, sans doute, ces gens ont le droit d’exprimer leur point de vue, lequel consiste à dire que « si nous ne nous disputions pas avec l’Occident, nous aurions maintenant du parmesan et bien d’autres choses dont nous manquons sincèrement ». Mais quand, pour une raison quelconque, l’achat de nourriture en Occident a été fermé, sans expliquer qu’il s’agissait d’une mesure de rétorsion – ils ont simplement cessé d’acheter de la nourriture, ont commencé à se livrer à des substitutions aux importations – le prix de la nourriture a augmenté. Vous savez, c’est une vision si étroite et univoque, rien que du point de vue du bien-être: choisir entre la télévision et le réfrigérateur. C’est la langue qu’ils parlent. S’ils jugent fondamental d’importer les valeurs des États-Unis, permettez-moi de vous rappeler la citation, à mon avis, du plus grand Président américain, John F. Kennedy: « Ne pensez pas à ce que votre pays peut faire pour vous. Pensez à ce que vous pouvez faire pour votre pays. » C’est une différence radicale avec les vues libérales actuelles, où seul le bien-être personnel a une importance décisive. Ceux qui promeuvent de telles approches philosophiques, à mon avis, non seulement ne comprennent pas notre code génétique, mais ils essaient de le détruire de toutes les manières possibles. Car outre le désir de bien vivre, d’avoir confiance en l’avenir de nos enfants, nos amis, nos parents, le sentiment de fierté nationale a toujours joué dans notre pays un rôle tout aussi important dans tout ce que nous avons fait tout au long de notre histoire millénaire. Si quelqu’un croit que pour lui ou elle, comme il est maintenant correct de le dire, ces valeurs n’ont plus d’importance, c’est son choix. Mais je suis convaincu que l’écrasante majorité de notre peuple pense différemment.
– Sergueï Victorovitch, malgré tout, comptez-vous sur une rencontre avec Blinken? Quand cette réunion peut-elle avoir lieu et aura-t-elle lieu dans un avenir prévisible?
Lorsque nous avons parlé au téléphone, conformément à l’étiquette diplomatique, je l’ai félicité. Nous avons échangé quelques avis sur la situation. La conversation a été, je pense, amicale, calme, pragmatique. J’ai signalé que lorsque nos collègues américains auront achevé la formation de toutes leurs équipes, au Département d’État notamment, nous serons prêts à reprendre les contacts, étant entendu que nous rechercherons des accords mutuellement acceptables sur de nombreuses questions, du travail des missions diplomatiques jusqu’à la stabilité stratégique et bien d’autres choses. Par exemple, les entreprises américaines et russes souhaitent élargir leur coopération, comme nous en a récemment informé la Chambre de commerce américano-russe. Nous en sommes arrivés à la conclusion que des sortes d’événements multilatéraux communs seront organisés, en marge desquels il sera possible de négocier au besoin. Pour l’instant, nous n’avons pas reçu le moindre signal de la part des États-Unis. Si nous parlons du calendrier des événements, dans trois semaines, la Russie reprendra à la suite de l’Islande la présidence du Conseil de l’Arctique. À Reykjavik, une réunion ministérielle est prévue, il me semble, les 20 et 21 mai. Si la délégation américaine est dirigée par le secrétaire d’État, je serais bien entendu prêt, s’il le souhaite, à m’entretenir avec lui. Étant donné que nous prenons la présidence du Conseil de l’Arctique pour deux ans, j’ai déjà annoncé à nos collègues islandais que je participerai à cette réunion ministérielle.
– Sergueï Victorovitch, [à propos de] la liste des pays inamicaux: y a-t-il des certitudes quant à qui sera sur cette liste?
Le gouvernement s’en occupe actuellement selon les instructions du Président. Nous participons à ce travail, de même que d’autres structures concernées. Mais je ne voudrais pas aller trop vite maintenant: nous ne voulons pas inscrire sur cette liste, sans distinction ni fondement, tout pays qui dirait quelque part quelque chose de mal à l’égard de la Russie. Nous allons bien entendu fonder nos décisions sur une analyse profonde des situations et sur les opportunités de mener nos affaires avec ce pays d’une façon différente. Si nous arrivons à la conclusion que nous ne parvenons pas à agir autrement, je pense que cette liste va, bien sûr, régulièrement se compléter. Ce n’est pas pour autant un papier « mort », nous allons, naturellement, le réviser au fur et à mesure que nos relations avec un État en particulier se développeront.
– Quand sera-t-il possible de consulter cette liste?
Bientôt, je crois. Le gouvernement a des instructions concrètes, des critères clairs, que nous appliquons dans ce travail. Je pense donc qu’il n’y aura pas à attendre longtemps.
– Et il sera interdit à ces États inamicaux d’embaucher du personnel local?
Des personnes physiques, qu’elles soient russes ou étrangères.
– C’est la seule mesure à l’encontre des États inamicaux, ou y aura-t-il d’autres mesures?
À ce stade, pour les objectifs de ce décret signé par le Président Poutine, c’est concrètement ce qui est visé par cette mesure.
– Merci! Un autre sujet: le Donbass. La tension y monte depuis le début de l’année. Depuis un entretien téléphonique de Joe Biden avec Vladimir Poutine, cela a l’air de s’améliorer. À mon avis, et je l’ai dit dans l’émission Vesti Nedeli [Nouvelles de la semaine, ndlr], les garanties militaires américaines données à l’Ukraine se sont avérées être du bluff. Mais les échanges de tirs continuent, des armes de gros calibre interdites y sont toujours employées, et on a le sentiment que cette paix ne se distingue pas beaucoup de la guerre, l’équilibre est très instable. Dans le Donbass, déjà plus d’un demi-million de personnes ont reçu des passeports russes et sont ainsi devenues citoyens de la Fédération de Russie. Y aura-t-il une guerre?
Si cela dépend de nous et des milices – dans la mesure où nous pouvons comprendre leurs approches de principe – alors on peut et doit éviter la guerre. Côté ukrainien, avec Volodymyr Zelensky, je ne vais pas faire de suppositions car en apparence, l’essentiel pour lui est de rester au pouvoir, et il est prêt à payer n’importe quel prix, y compris à laisser faire les néo-nazis et les ultra-radicaux qui accusent toujours les milices du Donbass d’être des terroristes. D’ailleurs, nos collègues occidentaux n’ont qu’à lire, qu’à suivre le cours des événements depuis février 2014. Aucune de ces régions n’a attaqué le reste de l’Ukraine. Ils ont été déclarés terroristes, ils ont d’abord été visés par une opération antiterroriste, puis par une sorte d’opération de forces conjointes. Mais ils n’ont aucune envie, nous le savons de façon sûre, de faire la guerre au régime de Kiev. J’ai dit à plusieurs reprises à nos collègues occidentaux qu’ils étaient absolument biaisés dans leur évaluation de ce qu’il se passait, justifiant imprudemment les actions de Kiev. Je leur ai dit que c’était une image objective que nos journalistes et nos correspondants militaires, qui y travaillent presque continuellement, montrent régulièrement du côté droit de la ligne de contact.
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